« Alors Jésus lui dit : « Ma fille, ta foi… » » « T’A SAUVÉE ! » (Marc 5, 34)
Il est neuf heures du soir, en Andalousie. Le soleil décline sur la ville de Grenade, laissant place à la lumière bleutée du crépuscule. Ce soir, nous sommes sorties en fraternité, les cinq petites sœurs, pour profiter de la clémence de la température et chanter notre dernière prière quelque part, dans la ville.
Arrivées devant le Palais des Congrès, nous empruntons un passage construit sous les marches en forme de gradins. De l’autre côté, il y a une sorte de petite cour en partie couverte par les escaliers. Nous retrouvons Yamila qui y a « emménagé ». À notre vue, son visage s’éclaire de joie. Elle est avec Mari Carmen, une femme elle aussi d’un certain âge qui se présente en disant : « Je suis son amie et je lui tiens compagnie. Regardez mon chapeau, je l’ai décoré moi-même, il vous plaît ? » Nous regardons attentivement la composition de perles, broderies et figurines qui encercle son chapeau de paille.
Alors que nous admirons cet ornement exceptionnel, Yamila prend la parole et déclare : « Moi, j’étais athée. Mais le Seigneur m’a illuminée pour me faire connaître la vérité. Tant qu’on vit sans Dieu, on peut comprendre beaucoup de choses, mais on ne voit pas toute la vérité. C’est comme si on avait un bandeau sur les yeux, fait-elle avec cette autorité que forge l’expérience d’une vie. Cela fait douze ans que je vis dans la rue… »
« Douze ans, s’exclame une petite sœur, comme la femme de l’évangile ! Oui, aujourd’hui dans l’évangile, Jésus guérit une femme qui était malade depuis douze ans… » Et la petite sœur de proposer spontanément : « Yamila, Mari Carmen, voudriez-vous partager avec nous la Bonne Nouvelle de l’Évangile ? » Elles hochent aussitôt la tête, le regard sérieux.
Nous formons alors un petit cercle à l’entrée du passage : sept femmes sous le ciel nocturne, à la lueur des réverbères. L’une de nous commence à réciter par cœur : « Lorsque Jésus eut traversé à nouveau en barque vers l’autre rive, une foule nombreuse se rassembla autour de lui… Jaïre, en le voyant, tombe à ses pieds et le prie avec insistance : « Ma petite fille est à toute extrémité, viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. » » Une autre petite sœur enchaîne : « Or une femme atteinte d’un flux de sang depuis douze années… Venant par derrière dans la foule, elle touche son manteau. Car elle se disait : « Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée. » »
À cause de sa surdité, Yamila, qui ne veut perdre aucune miette de l’évangile, se place tour à tour auprès de chacune, tandis que nous récitons le long récit de saint Marc. Nous ne sommes plus sous l’escalier monumental du Palais des Congrès mais bel et bien auprès de Jésus. Nous voici témoins de ses miracles et de son pouvoir de résurrection. Mari Carmen, bouleversée par ce que nous sommes en train de vivre, serre contre elle une petite sœur et caresse sa joue dans un geste maternel. Parfois, l’une et l’autre prennent part au récit avec des exclamations pleines d’ardeur comme « Béni soit le Seigneur ! », ou en terminant les phrases : « Alors Jésus lui dit : « Ma fille, ta foi… » » « T’A SAUVÉE ! » (Marc 5, 34) ; ou encore : « Vous savez que Jésus a aussi marché sur les eaux ! »
À la fin de la proclamation, véritable transmission de la Bonne Nouvelle jaillie de nos cœurs, l’alléluia éclate comme en un jour de Pâques. Émue, Mari Carmen entonne un chant lyrique. Nous avons encore un dernier chant à leur offrir, le majestueux Salve Regina qui tourne nos yeux et nos cœurs vers Marie, notre Mère. La nuit éclairée par la lune s’étend sur nous. Nos yeux y contemplent l’infinie compassion de Marie étendant son manteau sur tous les hommes, ses enfants.
Au moment où le Salve chante « les exilés dans cette vallée de larmes », Yamila fond en larmes. La vieille femme laisse couler ses pleurs sans honte comme un enfant dans les bras de sa mère. Ce matin, à la cathédrale, nous avons entendu quatre fois la solennelle injonction faite à chacun des diacres au cours de leur ordination : Reçois l’Évangile du Christ, que tu as la mission d’annoncer. Sois attentif à croire à la Parole que tu lis, à enseigner ce que tu as cru et à vivre ce que tu enseignes. Ce soir, avec Yamila et Mari Carmen, c’est bien ce qui nous est arrivé.